Le peintre Gregor von Bochmann  (1850 – 1930)

-- un artiste entre les époques --

par Julia Homann (juillet 2002) (traduction par Gregor v. Bochmann avec l'aide de ses amis)

« Mon pays natal fut déterminant dans l’orientation de mon expression artistique. […] Comme je me réjouissais des sublimes voyages que j’eus le droit de faire avec la carriole  des propriétaires terriens, toujours regardant, observant et dessinant, tout en apprenant à saisir en profondeur le caractère du pays et de ses habitants. » 1

En effet, l’Estonie, le pays natal de Gregor von Bochmann, orienta ses travaux artistiques tout au long de sa vie. À part des scènes de plages hollandaises qui prirent aussi une place importante dans son œuvre, la vie paysanne et le paysage plat et pauvre de sa patrie sont saisis dans ses tableaux durant les 70 ans de sa vie artistique. Alexander Heinrich Gregor von Bochmann, premier de trois enfants, est né le 1er juin 1850 sur le domaine Nehatu, en Estonie. Sa mère, Marie von Bochmann, née Schwarzwald, est morte assez jeune ; le garçon l’ayant perdue à l’âge de cinq ans. C’était déjà le deuxième mariage du père. Il avait déjà deux fils de son premier mariage.

Le père, Jakob Alexander von Bochmann, était capitaine du “Förster-korps” (corporation des gardes forestiers sous l’administration russe du Tsar) et superviseur des domaines de l’État du gouvernement estonien. Pour ses actions comme officier pendant la guerre de Crimée, le Tsar Nicolas 1er lui donna le titre « von » (titre de noblesse équivalent au « de »). En plus, il reçut l’intendance du domaine de forêts de Teibel près de Hapsalu, où Gregor a passé son enfance.
   Dans le cadre de son travail, le père du peintre faisait souvent des voyages à travers le pays et son fils pouvait souvent l’accompagner. De cette manière, Gregor von Bochmann pris connaissance du pays et de ses habitants tôt dans sa vie.  Il connut les relais et auberges du pays appellés “Krüge” (cruches), les attelages lancés dans une course folle ainsi que la vie simple des paysans. Déjà à cette époque, il captait à l’aide de dessins ses impressions variées et les motifs qui constitueraient plus tard le thème central de ses tableaux. Un cahier de dessins faits à l’âge de huit ans a été conservé  jusqu’à ce jour. Gregor l’avait préparé pour jouer avec ses cousins et cousines. Il contient des scènes de contes de fées ainsi que des hommes, des femmes et des enfants estoniens dans des scènes quotidiennes.

   Quand Gregor eut neuf ans, la famille déménagea dans la capitale estonienne, Reval, appellée aujourd’hui Tallinn. C’est là qu’il fréquenta le lycée Nicolai-Gymnasium, où Theodor Albert Sprengel (1832-1900) était professeur d’art. Celui-ci eut une grande importance pour le cheminement du jeune Gregor.  En effet, ce fut le premier qui remarqua le grand talent de Gregor et lui enseigna les fondements de l’art.  Theodor Albert Sprengel avait lui-même été étudiant à l’Académie de Düsseldorf dans les années cinquantes dans la classe de maître de Ferdinant Theodor Hildebrandt (1804-1874). C’est probablement à cause de cela que, sur le conseil de Theodor Albert Sprengel, Alexander von Bochmann accepta d’envoyer son fils à l’Académie de Düsseldorf plutôt qu’à l’Académie de St. Petersburg où les compatriotes Eugéne Dücker (1841-1916) et Eduard von Gebhardt (1838-1925) avaient déjà reçu leur formation de peintre.
C’est en 1868, à l’âge de 18 ans, que Gregor quitta sa patrie estonienne pour commencer sa formation de peintre à l’Académie de Düsseldorf grâce à une bourse offerte par l’aristocratie du pays pour encourager le développement de talents exceptionnels.

   Arrivé à Düsseldorf, Gregor débuta ses études dans la classe élémentaire d’Andreas Mueller (1811-1890). Il suiva des cours de dessin et de copie d’autres tableaux. De plus, il suivit des cours sur l’histoire de l’art. Pendant ce temps, il fit, entre autres, la connaissance de Hans Peter Feddersen (1848-1941), qui étudiait, lui aussi, pour devenir paysagiste. Il se développa entre ces deux jeunes peintres une amitié qui dura toute leur vie et qui se transforma en une relation familiale lors du mariage de leurs enfants, environ 35 ans plus tard.

   Après avoir complété avec succès le cours élémentaire, Gregor suivit les premier et deuxième cours préparatoires dans la salle antique avec Carl Mueller (1818-1893). Mais quand il a entendu qu’Oswald Achenbach (1827-1905), un artiste et professeur réputé qui dirigeait le cours de peinture paysagiste, prévoyait quitter l’enseignement prochainement, Gregor fit tout de suite des démarches pour obtenir une place auprès de ce maître convoité. Étant donné que ses professeurs certifiaient son grand talent et qu’il avait fait de grands progrès en peu de temps, Oswald Achenbach le prit comme étudiant. C’est ainsi que, seulement un an après son inscription à l’Académie,  Gregor von Bochmann termina ses cours préparatoires et entra dans le cours de peinture paysagiste. Toutefois, son apprentissage auprès d’Oswald Achenbach fut de courte durée, comme Gregor von Bochmann le rapporte dans ses notes autobiographiques : « Les jours stimulants de sa présence comme professeur étaient comptés; j’ai eu peut-être dix corrections avec lui. À notre regret, il quitta l’Académie. » 2
Quand Oswald Achenbach termina en 1879 ses activités d’enseignement à l’Académie, les cours de peinture paysagiste furent temporairement donnés par Albert Flamm (1823-1906). Pendant ce temps, Gregor von Bochmann pensait déjà à quitter l’Académie. L’année suivante, il réalisa ce projet et s’établissa à Düsseldorf comme artiste indépendant. Un de ses copains à l’Académie était Robert Gustav Meyerheim (1846-1920). Les deux étaient devenus amis et ils partagèrent un atelier dans la rue Adlerstrasse pendant les premières années. Gregor von Bochmann quitta cet atelier en 1888 pour établir son nouvel atelier dans sa maison sur la rue Kurfürstenstrasse.
   On ne trouve pas d’influence de ses professeurs de cette époque dans l’œuvre de Gregor von Bochmann. Par exemple, on ne reconnaît dans ses tableaux ni la construction de tableaux en coulisses ni les mises en scènes d’effets de couleurs typiques chez Achenbach, et non plus la précision des détails minutieux des paysages italiens d’Albert Flamm. Déjà au début de sa carrière d’artiste, Gregor von Bochmann était considéré par beaucoup d’amateurs d’art de l’époque comme un “Frühfertiger” (qui a trouvé son style très tôt) 3.  En effet, Oswald Achenbach aurait dit à propos de lui à son ami von Berauth : « il ne pouvait rien apprendre à cet étudiant, il savait tout par lui-même » 4 – mais il n’est pas certain que cette phrase n’ait jamais été prononcée telle quelle!
    Ses bons amis et ses connaissances de Düsseldorf, tels que Hans Peter Feddersen, Robert Meyerheim, Carl Seibels (1844-1877) et Theodor Hagen (1842-1919), n’influençaient  pas non plus le jeune artiste. Pour Gregor von Bochmann, la nature était le “meilleur professeur” 5  et, dès le début, il fut fidèle à sa conception de l’art. Cette dernière  ne changea guère au cours des années et décennies suivantes, même quand l’impressionnisme s’établit en Allemagne dans les années 90 du 19ième siècle avec Max Liebermann en tête de ligne. Gregor von Bochmann prit cette nouvelle orientation moderne en considération, comme le démontrent certaines esquisses et études à l’huile (par exemple “Getreideernte” – moisson de blé).  Par contre, ses tableaux complétés ne furent guère influencés.

    Les études à l’huile ou à l’aquarelle représentent en effet un chapitre particulier dans l’œuvre de Gregor von Bochmann. Pendant que ces tableaux finis dans les plus grands détails sont peints plutôt à la manière des vieux maîtres et suivant le réalisme, ses équisses se démarquent de ces derniers par un mouvement de pinceau léger et des couleurs plus claires. Un joli et intéressant exemple de telles tendances impressionnistes est offert au spectateur par l’étude en aquarelle d’une église de campagne devant un ciel bleu (voir illustration “Kirche in Katwijk” – Eglise à Katwijk). Ici, l’artiste n’accorde pas d’importance aux détails, aux données détaillées du paysage, ni aux caractéristiques architecturales des immeubles. Dans cette étude, il capte le moment et l’impression tels qu’ils sont vécus par l’artiste. Mais ce type d’études n’étaient normalement pas destiné à la vente; ces études servaient à l’artiste comme matériel pour la composition dans l’atelier ou pour son usage personnel. C’est pourquoi on ne peut pas considérer Gregor von Bochmann comme un peintre impressionniste.

    Dans son travail, l’artiste croyait en sa capacité à saisir et à observer, une facilité qu’il garda jusqu’à un âge avancé. Elle constitue, avec ses habilités techniques poussées, la base de son art. Comme il le disait lui-même, il observait, déjà en tant qu’enfant, le paysage d’Estonie et ses habitants. Ces images se sont imprégnées dans la mémoire de Gregor von Bochmann, et dans les années suivantes, alors qu’il était établi comme artiste indépendant à Düsseldorf, il se rappelait régulièrement ses images lors du choix des motifs de ses tableaux. Des voyages répétés dans sa patrie jusqu’à la fin des années 70, mais aussi sur les côtes hollandaises et belges dans les années suivantes (dont on parlera encore) approfondissaient régulièrement ses impressions. Pourtant, ses équisses qui sont si vivantes et qui se caractérisent par la reproduction exacte du paysage et de ses habitants, n’ont en général pas été créées dans la nature, mais dans l’atelier, basées sur sa bonne mémoire. En effet, Gregor von Bochmann avait une mémoire impressionnante pour les formes, les couleurs et les images d’événements vécus. Par contre, lors de la création de ses tableaux, les études qu’il faisait ne lui servaient pas directement de modèle.  D’ailleurs, il ne peignait jamais d’après des modèles vivants. C’étaient plutôt ses impressions mémorisées comme décrites ci-haut qui se combinaient avec sa sensibilité de la nature qui intervenaient dans la composition de ses tableaux.  
    Déjà en 1873, le jeune artiste devint membre ordinaire de l’association d’artistes “Malkasten” (malette de peinture) qui avait été fondée en 1848 à Düsseldorf et qui regroupait d’autres artistes de rénom tels qu’Andreas et Oswald Achenbach, Richard Burnier, Albert Flamm et Carl Seibels. Il en est resté membre toute sa vie et a fait partie de l’exécutif pendant un certain temps. Quelques lettres conservées confirment sa liaison étroite avec cette association, par exemple, il écrit que celle-ci est importante pour lui et que c’est là qu’il retrouve ses amis.

    Bientôt, Gregor von Bochmann compta parmi les artistes reconnus ayant du succès : déjà en 1874, à l’âge de seulement 24 ans, il faisait parler de lui par son tableau “Le dimanche matin devant une église en Estonie” pour lequel il reçut, peu après, une petite médaille d’or à Berlin, une reconnaissance bien convoitée dans le milieu artistique de l’époque. Par contre, on ne sait pas où se trouve ce tableau aujourd’hui.

    Dans les années suivantes, d’autres récompenses et médailles suivèrent : en 1879, il était sélectionné pour la médaille d’or de deuxième classe à Munich; en 1887, il reçut le prix-diplôme de l’exposition d’aquarelles à Dresden; l’année suivante, il s’ajouta à ces dernières une médaille d’état en argent de Vienne et une médaille de première classe de Munich. En 1893, il fut invité à devenir membre ordinaire de l’Académie des beaux arts de Berlin, et, deux ans plus tard, il reçut le titre de professeur de l’Académie des beaux arts de Düsseldorf, mais il n’y enseigna jamais. Puis, en 1899, finalement, le Kaiser allemand, Wilhelm II, reconnut le titre de noblesse de Gregor von Bochmann. À cette occasion, l’artiste conçeva un blason pour la famille.
   À Düsseldorf, Gregor von Bochmann et ses deux compatriotes ainés, Eugène Dücker et Eduard von Gebhardt, qui enseignaient à l’Académie, étaient appellés “la constellation des trois étoiles des pays baltes”. Et ce furent justement ces trois allemands des pays baltes qui marquèrent d’une façon particulière la peinture paysagiste à Düsseldorf pendant la deuxième partie du 19ième siècle. Le jeune artiste entretenait une relation privée privilégiée avec Eduard von Gebhardt. Ce fut d’ailleurs dans la maison de Gebhardt que Gregor von Bochmann rencontra pour la première fois sa future femme, Emilie Poensgen, qui appartenait à une importante famille d’industriels de la Rhénanie. Ses parents étaient des amis des von Gebhardt et ils les visitaient fréquemment. La jeune Emilie, aussi appellée Milla, et l’artiste avaient alors l’occasion de faire plus ample connaissance; et peu après, en 1876, ils se fiançèrent lors d’un voyage qu’ils firent ensemble en Hollande. L’année suivante, ils furent mariés et emménagèrent dans une maison de la Kurfürstenstrasse, à Düsseldorf. De cette époque reste encore une image d’Emilie que le peintre a dessiné en septembre 1877 en Hollande.

    Les von Bochmann eurent une vie de couple heureuse. Leur premier fils, aussi appellé Gregor, est né en septembre 1878. Plusieurs années plus tard, il fut lui aussi un étudiant à l’Académie de Düsseldorf pour devenir sculpteur. Il était au début d’une grande carrière d’artiste quand il mourut, beaucoup trop tôt, dans les premières semaines de la première guerre mondiale.

    Il semble que Gregor von Bochmann ait visité pour la dernière fois son pays de naissance à peu près au moment où son premier enfant naquit. Cela n’empêcha pas les paysages et la vie du peuple estoniens de se retrouver dans l’expression artistique de l’artiste pendant les cinquante ans suivants. Néanmoins, ce furent surtout les premiers tableaux de paysages estoniens de l’artiste – avec les auberges typiques, les puits à contrepoids, les attelages à trois chevaux appellés “troïkas” et les bouleaux au bord du chemin, qui caractérisaient l’image de l’Estonie au 19ième siècle -  marqués par une tonalité de coloris qui produisait une impression monochrome dans le brun-noir, qui lui faisaient attribuer la mention “altmeisterlich” (comme les vieux maîtres) lors des premières discussions sur ses œuvres. Le fait que Gregor von Bochmann valorisait beaucoup les situations particulières et mettait quelques fois trop d’emphase sur les détails contribuait également à l’attribution de ce titre. De ce point de vue, l’artiste se plaçait presque dans la tradition des vieux peintres hollandais du 17ième siècle.

    Dans la plupart des tableaux, le peintre renonçait à la reproduction des couleurs naturelles des scènes qu’il peignait. C’est aussi le cas pour le tableau Le vieux marché de poisson près de Reval de 1886 (voir reproduction sur la page 4) qui représente, avec Paysans estoniens devant le relais (voir ci-haut), un sommet dans son œuvre. Gregor von Bochmann travaille dans Le vieux marché de poisson de l’ombre vers la luminosité. Pour lui, le traitement de la lumière était alors d’une importance capitale. Il y faisait beaucoup attention, et de cette manière, il arrivait toujours à donner à ses tableaux une atmosphère de profondeur particulière. Le marché de poisson, à la mi-profondeur du tableau, semble plongé dans une obscurité accablante; mais à travers le ciel couvert, le soleil fraie lentement son chemin, illuminant déjà les huttes situées à gauche et la place elle-même, pendant que les bateaux et le petit abri près de l’eau sont encore dans l’ombre. Un élément typique dans l’art de Gregor von Bochmann, dans ce contexte, est le traitement des ombres : elles apparaissent en forme de surfaces sombres, comme elles se présentent au spectateur dans la nature. Autrement que les impressionnistes, il ne les décompose pas en couleurs différentes. Ce sont des choix de couleurs graduées et la pénombre entre le jour et la nuit qui transmettent au spectateur une ambiance presque mélancolique, spécialement caractéristique aux tableaux de l’artiste représentant des paysages estoniens.
    C’est similaire pour le tableau Marché de chevaux à Reval (voir ci- haut). Celui-ci montre des activités du marché sur la rue mouillée par la pluie : la pluie semble arrêtée depuis peu et la rue brille dans la lumière du soleil qui vient de percer. Sur le côté gauche, des paysannes sont occupées dans leurs discussions, et sur la rue, un marchand mène un cheval récalcitrant; à l’arrière-plan, on entrevoit la ville. Dans ce tableau, on voit une abondance vivante de représentations, d’animaux, de personnes et de maisons. À cette occasion, Gregor von Bochmann a réussi à capter les activités du marché avec ses mouvements, sans tomber dans l’allure de la peinture de genre. Aucun élément n’est stylisé ni embelli, tout semble tiré directement de la vie. Parmi les tableaux à l’huile, ce sont surtout les petits formats qui sont marqués par une vue directe sur le sujet et qui évoquent une atmosphère particulière. Au spectateur d’aujourd’hui se présente de cette manière, dans ces tableaux, l’image d’une époque révolue.

    En général, Gregor von Bochmann évite la composition académique de tableaux, et avec les années, sa palette de couleurs devient un peu plus claire (comme, par exemple, dans Attelage estoniens, voir numéro de catalogue 7). Un très bon exemple de cela sont ses aquarelles finement exécutées, qui se caractérisent par une touche de pinceau légère qui décompose la surface du tableau, et qui illustrent d’une façon particulière sa maîtrise de son art. Justement, dans la représentation d’un attelage en course folle (voir ci-haut : Paysans estoniens sur attelage troïka et chien), un motif choisi à plusieurs reprises, s’exprime une inconventionnelle et entraînante vivacité, unique et surpassant tout ce qui est académique. Chaque coup de pinceau semble bien réfléchi, et le jeu d’ombres et de lumières fait ressortir la force du mouvement de l’attelage. Ici, le peintre a su habilement mettre des surfaces claires et fonçées l’une à côté de l’autre.

    Entre-temps, la famille von Bochmann s’était agrandie avec les enfants Hélène (née en 1881), Elisabeth (née en 1884) et Ewald (né  en1988). Ils passaient normalement les mois d’été dans leur maison d’été à Hösel, pas loin de Düsseldorf. En plus, Gregor von Bochmann faisait des voyages en Hollande, en Belgique et sur l’île de Rügen (dans la mer baltique au nord de Berlin). Il y trouva de nouveaux thèmes pour ses tableaux. Il utilisait ces voyages, pour lesquels il était souvent accompagné par sa famille, afin d’étudier les paysages des plages hollandaises et observer les pêcheurs lors de leur travail. Il fixait ce qu’il voyait dans des esquisses. En 1874, lors de son premier voyage en Hollande avec son ami, le peintre de paysages et d’animaux Carl Seibels, il rencontra un ami de Seibels, le paysagiste Anton Mauve (1838-1888) qui était influencé par l’école de Barbizon. Cette rencontre ne semble pas avoir laissée de trace remarquable dans l’œuvre de Gregor von Bochmann.

    Par la suite, la représentation des paysages côtiers de Hollande devint une grande partie de son œuvre, tout comme les motifs estoniens. Le peintre retournait souvent sur la côte hollandaise, en particulier à Katwijk où séjournaient à cette époque des artistes de toute l’Allemagne. L’intensité des couleurs de ces tableaux est amoindrie, comme pour les tableaux de paysages estoniens. Malgré tout, ce qui est représenté apparaît clairement tangible, comme l’illustre particulièrement le tableau Mettre à flot un bateau de pêcheurs en Hollande : Les pêcheurs s’efforcent de mettre le bateau à l’eau en le tirant à l’aide de leurs chevaux. Les femmes des pêcheurs attendent sur la plage avec leurs paniers.  C’est l’aube et le soleil apparaît lentement à travers les nuages.
   Cette représentation est marquée par un réalisme qui reflète bien la conception de la nature de Gregor von Bochmann. De plus, dans ce tableau, le peintre accorde beaucoup d’importance aux détails, aussi bien à l’attelage des chevaux qu’aux agrès du bateau qui sont détaillés minutieusement. On remarque, par ailleurs, que Gregor von Bochmann n’accorde pas autant d’importance aux détails des visages des personnes.  En effet, il tend, au moins dans les tableaux de son époque de jeunesse, à exagérer les détails, tandis que les traits individuels et la mimique des visages ne sont généralement pas observables.  Ceci est un élément de structuration typique de son œuvre : Les personnes de ses tableaux – soit les paysans estoniens ou les pêcheurs hollandais – ne sont pas pris en portrait, les visages ne sont d’ailleurs pas du tout idéalisés, mais considérés par le peintre comme une partie intégrante du paysage. Pourtant, ils ne représentent pas des éléments de moindre importance; ils lui fournissent l’occasion de représenter les hommes comme une partie de la nature, dans le sens d’une unité entre les paysages et les hommes.
    Cette impression ressort aussi du tableau En attente. La femme de pêcheur avec son bébé sur le bras reste seule sur la plage et attend le retour des bateaux. En contraste avec les autres scènes de plage de l’artiste, une seule personne adulte est représentée ici : elle reste debout seule dans le crépuscule, le ciel se couvre. Pourtant, elle n’apparaît pas isolée, mais incorporée dans le paysage.
   On peut remarquer que ce tableau de 1905 donne moins de détails dans la reproduction du paysage côtier. Ce développement est déjà apparent d’une façon similaire dans le tableau Bateau sur la plage au soir. Tous les objects représentés sont cadrés sur la surface plane et dissimulés dans un jeu vivant de textures. De cette manière, il semble que l’artiste ait été ouvert aux influences impressionnistes dans ses tableaux de l’âge mûr.

   Les dessins au crayon prennent une place particulière dans l’œuvre de Gregor von Bochmann. À part les vues de villes et de paysages (voir à gauche), il représente surtout des personnes : des paysans estoniens et leur femme au travail ou lors d’un repos, des enfants, des familles hollandaises et des pêcheurs. Leur vie et leurs actions ont été captées avec des traits sûrs. Souvent ces dessins, qui doivent être considérés dans beaucoup de cas comme des études, sont d’un format très petit; ils sont quand même travaillés dans tous les détails. On reconnaît ici encore l’amour du détail de l’artiste, mais il n’apparaît jamais ici comme exagéré ou dérangeant. Au contraire, c’est juste cette finesse de la représentation qui rend ses dessins si touchants. Un bon exemple, qui est montré dans cette exposition, est la Scène de marché en Estonie. Elle représente des paysans assis sur leurs attelages transportant leurs bœufs et des sacs de grains. D’autres personnes, plongées dans leurs conversations, sont debout près de leurs attelages. Les activités campagnardes se déroulent à une certaine distance, au deuxième plan du tableau. Entre les paysans et le spectateur se trouve alors le premier plan, ce qui engendre une distance dans l’espace. Néanmoins, on a le sentiment de ne pas être spectateur, mais d’être directement impliqué dans les événements.

    Gregor von Bochmann est devenu très tôt un peintre établi et était un artiste respecté dans la communauté artistique de Düsseldorf et de ses alentours. Il participait à beaucoup d’expositions à travers toute l’Allemagne – comme par exemple à l’Exposition d’art national allemand à Düsseldorf en 1902 ou à l’Exposition d’art allemand à Cologne en 1906 où il a eu une salle d’exposition à lui seul; ces expositions étaient organisées par des clubs artistiques comme le “Malkasten” ou le “Kunstverein für die Rheinlande und Westfalen” et lui valurent plusieurs prix. En 1906, on lui organisa une grande exposition individuelle dans le musée de Krefeld dans laquelle on montrait une soixantaine de peintures à l’huile, ainsi que 10 aquarelles et plus de 20 dessins. La carrière artistique de Gregor von Bochmann était à son apogée.

    Avec le début de la première guerre mondiale en 1914 commencèrent des temps financièrement difficiles pour la famille qui habitait pendant les dernières années de la guerre dans leur maison d’été à Hösel. Pendant ces années, Gregor von Bochmann peignait principalement des tableaux en petits formats que sa femme échangeait contre de la nourriture. Les temps étaient maigres – ce qui a été accentué plus tard par l’inflation et la crise économique mondiale – et le couple von Bochmann devait alors nourrir une famille de six : les deux filles Hélène et Elisabeth qui ne se sont pas mariées, et après la mort du fils Gregor, qui avait marié en 1905 la fille Marianne de Hans Peter Feddersen, les deux petit-enfants Gregor et Renate qui vivaient chez les grand-parents. En effet, seulement six mois après la mort de Gregor à la guerre en France, la mère des deux enfants de 4 et 5 ans mourut d’une tumeur au cerveau. Et 10 ans plus tard, le peintre subissait un autre coup du destin qu’il eut de la difficulté à accepter : son deuxième fils Ewald, qui s’était établi comme médecin près de Dresden, mourut en 1924 d’un problème cardiaque. Ainsi, le peintre avait perdu ses deux fils en l’espace de 10 ans.
    C’est Emilie von Bochmann qui s’occupait de l’éducation des enfants, mais son mari en prenait soin aussi : il faisait à l’occasion des découpages pour ses petits-enfants qu’il préparait en toute vitesse sous la table sans regarder. On peut visualiser sa maîtrise de découpage dans l’exposition. Le travail exposé, La déclaration de guerre 1870, prouve d’un façon particulière sa mémoire, son sens des formes et sa dexterité.

    Gregor von Bochmann mourut le 12 février 1930 dans sa maison à Hösel. Puis, sa veuve vendit la propriété sur le Kurfürstenstrasse et vécut les dernières années jusqu’à sa mort en 1935 dans la maison d’été.
Après sa mort, le “Kunstverein für die Rheinlande und Westfalen” organisa en 1930 une exposition rétrospective qui fut bien remarquée. Plusieurs articles de journaux de cette année attestent un haut degré d’appréciation générale pour l’artiste. Ses œuvres étaient aimées et recherchées surtout à Düsseldorf et ses environs. Aussi les peintres collègues avaient une grande estime pour l’homme et l’artiste, et le reconnaissaient comme un grand artiste.  Par exemple, il paraît que Hugo Mühlig (1854-1929) avait proclamé peu avant sa mort : « Un tel artiste ne reviendra jamais. » 5
Gregor von Bochmann a laissé, avec ses tableaux d’huile, aquarelles et dessins, une très grande œuvre, dans laquelle on remarque clairement la personnalité et l’originalité propre de l’artiste. D’une certaine façon, il était un “Meister alter Art” (maître à la manière ancienne), qui peignait la nature et les gens comme ils se représentaient. Il n’était pas préoccupé par la reproduction du beau. Il était beaucoup plus important pour lui de capter le paysage et les personnages dans leur situation caractéristique, de représenter le “Echte”  (le vrai, le véritable), et le peintre réussissait en cela par son style propre réaliste-naturaliste. Ses tableaux sont marqués par un amour pour la reproduction conforme à la réalité : la vie dure des pêcheurs et de la population paysanne en Estonie n’est pas embellie, mais pas non plus représentée d’une façon critique dans le sens d’une dénonciation sociale.
   Dans la littérature de l’époque, l’artiste a été souvent présenté comme “individualiste à côté des sécessions”, puisqu’il se montrait peu influencé par le courant impressioniste – et plus tard de même par le courant expressioniste. Pourtant, on peut reconnaître aussi un certain développement dans son œuvre: pendant que les œuvres de jeunesse sont encore marquées par une peinture détaillée presque une obsession du détail, comme par exemple dans le tableau Sur le prés, ses œuvres de l’âge mûr montrent une composition à grands traits et un éclaircissement des couleurs fonçées. 6

Durant sa vie, les tableaux de Gregor von Bochmann étaient beaucoup appréciés. Ils étaient achetés par un grand nombre de galeries et de particuliers, et ont été en partie exportés à l’étranger, vers l’Angleterre ou les Etats-Unis. Jusqu’à aujourd’hui, ses œuvres sont restées présentes sur le marché des arts nationaux.  
    Par contre, pendant les derniers 50 ans, il y eut seulement quelques expositions sporadiques sur Gregor von Bochmann, comme l’exposition rétrospective à l’occasion de son centième anniversaire par le “Kunstverein für die Rheinlande und Westfalen” en 1951 ou quelques petites expositions dans des galeries de Düsseldorf en 1981 et 1984. Aussi la recherche de l’histoire de l’art l’a négligé jusqu’ici. Son nom apparaît rarement dans la littérature d’aujourd’hui, excepté dans des contributions pour des lexiques et petits articles de revues.

   Aujourd’hui, Gregor von Bochmann est presque tombé dans l’oubli  -  il ne le mérite pas.

 

Annotations :

1   “Gregor von Bochmann” dans: „Autobiographische Plaudereien rheinischer Künstler“, dans la revue: “Mitteilungen des Kunstvereins für die Rheinlande und Westfalen” (1. Jahrgang, Heft I), édité par le  Kunstverein für die Rheinlande und Westfalen, Düsseldorf 1929/30, S. 7-9.
2   Idem
3   “Bildhauer und Maler in den Ländern am Rhein”, édité par W. Schäfer, Düsseldorf: Bagel, 1913.
4   G.W. Schleicher: „Gregor von Bochmanns Meisterschaffen. Zur Gedächtnisausstellung im Kunstverein für Rheinland und Westfalen“, dans le journal “Der Mittag” du 11.04.1930, Nr. 86, Düsseldorf.
5   Idem
6   Dr. Heinz Peters: Allocution à l’occasion de l’ouverture de l’exposition „Gregor von Bochmann 1850-1930 – Gedächtnisausstellung“, Kunstverein für die Rheinlande und Westfalen, Düsseldorf, 1951.
7   „Gregor von Bochmanns, der Maler“, dans “Blätter der LIGA - Zwangslose Vereinigung Düsseldorfer Künstler”,  revue pour la culture artistique, édité par Carl Aller, Cahier II, 2. Jg., Düsseldorf, August 1931, S. 8.